Une
mort privée
(RDA 1990)
Pièce radiophonique
(Une
terrasse de café. Une table de bistro. On entend la rumeur de la
rue, les voitures qui passent, les discussions...)
THOMAS
Ne me dis pas que tu as fait tout cela pour rien, parce que tu ne croyais
en rien.
VERONIKA
Je croyais, au contraire. Je croyais en tout ce que tu détestais.
Comment aurais-tu pu entendre ce que je t'aurais dit ? Et maintenant,
tu dis qu'on peut vivre libre ? Mais tu détournes le regard...
THOMAS
Ce n'est pas vrai ! Maintenant, je peux t'écouter. Ne me quitte
pas comme ça, sans plus rien me dire, même si ça ne
sont que des mensonges. Je ne comprend pas. Je ne comprend plus, Veronika.
Ou plutôt, si : je ne comprend que trop bien. Alors, tu t'es servi
de moi, tu m'as espionné. Tu as peut-être même écrit
des rapports sur moi.
VERONIKA
Je n'ai pas écrit de rapport sur toi.
Je n'ai pas eu à le faire.
THOMAS
Oui, je ne suis qu'un pauvre professeur, seulement digne de tes mensonges.
Veronika, tu m'as pourtant épousé ?
VERONIKA
Je m'appelle Claudia. Les papiers étaient faux. Mais ça
n'étaient, de toute façon, que des papiers.
THOMAS
Qu'avons-nous à faire, aujourd'hui, de papiers ?
VERONIKA
Pour partir, Thomas. Tu sais que la Liberté a eu son visa pour
l'Est ! J'ai à nouveau besoin de papiers parce que j'ai à
nouveau besoin de partir.
THOMAS
C'est vrai : tu t'enfuis parce que nous sommes libres.
VERONIKA
Parce que le mot Liberté n'a jamais eu, pour moi, ce sens de l'Ouest.
L' Ouest est plein de gens qui ont la bouche trop pleine pour crier, qui
sont trop libres pour crier "Liberté"...
THOMAS
En 36, ils criaient "Jude Raus !", "Deutchland über
alles". Laisse le passé où il est. Ne demande pas trop
aux allemands.
VERONIKA
... Et surtout pour crier que leur voisin meurt de faim. Il n'y a jamais
eu de liberté pour moi, à l'Ouest.
Vous, vous êtes libres, libres de patauger dans la boue, de refaire
une société bien allemande avec une police encore plus allemande
que vous, libres de choisir vos prisons.
THOMAS
Et toi, tu es prisonnière de ta liberté. Tu fuis pour être
libre. Parce qu'une certaine forme de liberté t'est insupportable.
Moi, je suis pleinement libre de souffrir, et d'accepter la vérité,
d'accepter que tu m'ais menti. Mais toi ?
VERONIKA
Que faire d'une vérité qui nous emprisonne ? Il y a
longtemps que je ne me pose plus la question.
(Un
autobus s'arrête.)
THOMAS
Et si, moi, je choisissais les chaînes de l'errance aux barreaux
dorés de l'économie de Marché ? Que faire, si
la vérité est si lourde qu'elle nous entrave, si la liberté
nous pèse plus qu'un boulet de bagnard ?
VERONIKA
Même d'un bagnard de l'Ouest ?
(Elle s'éloigne vers le bus. La porte s'ouvre. Elle monte sur le
marche-pieds et cherche de la monnaie).
THOMAS
Tu sais ce que je disais toujours : " Qu'importe de mourir, si c'est
mourir libre." J'ai changé d'avis.
VERONIKA
Nous changeons tous... y compris d'avis... (Elle saute
dans la rue).
(Musique)
(La même
terrasse de café. Deux hommes assis)
HAGEN
Dieter y a été. La concierge lui a dit qu'elle l'avait vu
prendre l'autobus. Comment contrôler tous les autobus ?
VON HEIDEN
(Son vis-à-vis,derrière un journal. Bruit
d'un journal qu'on agite)
Et comment contrôler toutes les concierges ? Vous n'étiez
pas là ce matin, il faut dire.
HAGEN
Le ministre avait un déjeuner. Si vous voulez me coincer, cherchez
encore. N'oubliez pas trop vite que vous étiez sous mes ordres,
il y a encore très peu de temps, Von Heiden !
(changeant de ton)
Quoiqu'il en soit, " Chef ", Badehof a disparu. Elle n'est pas
allée à son travail. Nous avons questionné le voisin
sans résultat. Elle a au moins douze passeports différents,
tous valides. Et autant d'autres que nous n'avons pu répertorier.
Son mari aussi est parti. Lui, on l'a vu redescendre ce soir, après
les cours à l'Université... On ne sait pas s'ils sont ensemble.
Il n'a rien emporté, que ce qu'il avait sur lui: mille marks...
Pas de valise, rien. Il a peut-être décidé de visiter
les bars de Berlin : il boit beaucoup.
VON HEIDEN
Aujourd'hui, tout le monde part, et si on le retrouvait en train de faire
du stop sur une autoroute française, je ne m'étonnerais
pas. Mais est-il au courant ? Il a peut-être eu envie de fuir
la vérité. Badehof a tué pour moins que ça.
Elle peut se sentir plaquée, décider de s'en prendre à
lui, se venger, allez savoir pourquoi... Retrouvez-le, on ne sait jamais.
Peut-être même qu'il l'aime. Ou l'inverse.
HAGEN
Elle est dangereuse. J'ai donné des ordres dans ce sens. Mais elle
n'agit que sur ordre. Ne croyez pas qu'il ne s'agisse que d'une hystérique,
dont les nerfs peuvent la trahir. Je l'ai très bien connu, avant...
Oh, ne sursautez pas, Von Heiden, vous êtes parfaitement au courant;
et je sais que vous savez. Vous le savez depuis que, petit tâcheron,
vous aviez pour mission de brûler les dossiers. Oui, juste "
brûleur de dossiers ", mais quel travail précieux !
Surtout quand...
Et vous avez réuni assez d'audace pour vous faire passer pour un
héros. Mais pourquoi pas.
VON HEIDEN
Pourquoi pas, puisque vous êtes fini, Hagen.
En attendant, Badehof court toujours. Je me fiche de savoir si elle aime
ou a aimé son professeur, ou si elle vous a aimé, vous.
Chacun son travail, n'est-ce pas ? Et si vous ne voulez pas être
accusé de complicité, vous avez intérêt à
ce qu'on la retrouve, morte ou vive.
...Mais j'en doute.
HAGEN
On la retrouvera.
VON HEIDEN
Ce dont je doute, Hagen, c'est que ça soit vraiment dans votre
intérêt qu'on la retrouve en vie.
Ça n'est, du reste, vraiment dans l'intérêt de personne.
(musique)
(Les
escaliers de l'immeuble,en haut, au dernier étage)
VERONIKA
Ce que nous faisons n'a plus aucun sens, Thomas.
THOMAS
Rien n'a jamais eu de sens. En tout cas, ce gros lourdaud de Hagen n'a
pas songé un seul instant que nous n'avions pas bougé d'ici.
VERONIKA
Et Fraü Uhde aura bientôt son vison. Comme c'est drôle
! Que fait la parfaite incarnation de l'opprimée quand l'avenir
s'ouvre devant elle ? Elle rêve d'un vison. Elle va même jusqu'à
envisager de l'acheter... L' emblème type de la femme d'un exploiteur.
THOMAS
Laisse donc Fraü Uhde tranquille ! Tu parles trop, depuis que je
suis au courant. Mais tu m'intrigues. Comment as-tu donc pu te taire durant
toutes ces années ?
VERONIKA
Je ne me taisais pas tant que ça. Je te parlais, et tu n'entendais
pas la même chose. Si je changeais de coiffure, ou même de
couleur de cheveux, tu croyais automatiquement que c'était pour
toi. Si je maigrissais, si je grossissais, tu croyais encore que c'était
pour te plaire. Je te mentais, et toi, tu m'aimais.
THOMAS
Pourquoi dis-tu ça ? Tu ne m'aimais pas ?
VERONIKA
Moi, je t'aime toujours, Thomas. Même si tu deviens un homme de
l'Ouest. Je t'aime parce que tu ne sais pas que tu ne le seras jamais
complètement. Tu n'aimes pas assez les prisons.
THOMAS
Maintenant, j'en doute! Je crois que la prison me serait plus agréable
que la vérité. Et toutes ces années tu appelais à
l'aide, et je n'ai pas compris ?...
VERONIKA
Tu aurais bien fini par m'écouter. Alors, je n'avais pas le choix.
Je me suis tue. Je me suis tue pour ne plus avoir à te mentir.
Mais tu te trompes : tu n'es au courant de rien.
THOMAS
Ça ne m'intéresse pas. Ils sont morts, et nous, nous sommes
vivants. N'est-ce pas que nous sommes vivants?
VERONIKA
Tu ne me demande pas s'il a fui, le petit juge, quand il a compris ?
S'il a seulement compris? Pan, pan ! Toi, tu ne fuis pas.
THOMAS
Tu m'as menti, oui. Mais tu as tué, surtout.
VERONIKA
Ce n'est pas toi que j'ai tué.
THOMAS
Parce que tu crois que je suis vivant ?
VERONIKA
Et lui, alors?
THOMAS
Ce n'est pas la même chose. Lui, il ne sait pas qu'il est mort.
VERONIKA
Avec un gros trou rond, plutôt mal peint, sur son gilet de soie!...
Quand il l'a vu, je t'assure qu'il a très bien compris. Il s'est
vu mourir. Et il a tenté de s'essuyer avec son mouchoir; parce
que le sang tachait son gilet. Il sortait danser, tu comprends. Alors,
il ne voulait pas faire trop mauvaise impression.
Je déteste la danse.
THOMAS
Ah oui, je comprends, je comprends très bien même : ce monsieur
avait le malheur d'être fonctionnaire et d'aimer le disco. Deux
crimes impardonnables !
Moi aussi, je suis fonctionnaire. Tu m'as toujours dit que tu aimais danser
avec moi.
VERONIKA
Je t'ai épousé parce que tu étais un petit fonctionnaire.
Mais je t'ai aimé parce que tu étais Thomas Wolff, le professeur
qui ne dédaigne pas la danse. Celui qui n'est jamais d'accord avec
personne. Si tu étais né à l'Ouest, tu aurais été
dans mon camp.
THOMAS
Tu n'as pas de camp. Tu es seule. Les fuyards sont toujours seuls.
VERONIKA
Je ne suis pas seule, je suis avec toi. Nous sommes deux.
THOMAS
Je suis avec toi parce que tu es seule.
VERONIKA
Tu n'es pas si charitable ! Toi aussi, tu es seul. Tu me suis parce
que tu m'aimes, parce que l'idée de vivre sans moi ne t'est pas
confortable. Tu redeviendrais un petit professeur célibataire.
Oh, bien sûr, il y a le respect de tes élèves, enfin,
de certains de tes élèves... Mais à quoi bon rentrer
le soir chez soi sans une femme qui vous attend ? Quel beau modèle
capitaliste !
Mais l'idée de braver les autorités te séduit bien
plus encore.
Thomas Wolff aime à se dire que l'Autorité n'a pas de prise
sur lui ; Monsieur le Professeur aime à se sentir un révolté!
L'idée qu'il puisse se conformer à un modèle, même
si ce modèle lui plait, être un brave petit fonctionnaire,
cette idée lui est proprement insupportable ! Et le voilà
libre, libre de choisir !
THOMAS
Tu n'as pas tord. Peut-être que l'Ouest n'est pas fait pour moi,
après tout. Peut-être qu'on y est trop libre !
VERONIKA
Tu dis des bêtises : on n'est libre nulle part.
THOMAS
Et pas plus ici qu'ailleurs. Alors, pourquoi ?
VERONIKA
Parce que ça t'amuse de duper Hagen. Hagen, qui fut mon amant.
THOMAS
Nous y sommes!
VERONIKA
Ne dis pas n'importe quoi. Nous ne sommes nulle part, si ce n'est dans
ici, c'est à dire: nulle part ! Qu'importe Hagen... Tu me
dis de ne pas parler du passé. Seulement, tu préfère
me savoir meurtrière qu'infidèle... Laisse Hagen où
il est. Pour lui aussi, le passé est un article sans suite.
THOMAS
Belle image capitaliste.
VERONIKA
Tu m'ennuies avec tes sermons. J'ai mal aux pieds. Crois-tu que nous allons
devoir passer la nuit debout ici ? Tu vois, avec ces chaussures italiennes...
THOMAS
J'aimais leur couleur. Elles m'ont coûté deux mois de salaire.
Je croyais que tu aimais le jaune.
VERONIKA
Je t'ai menti. C'est le rouge que j'aime. Le rouge du sang. Je suis un
monstre.
Je l'ai franchie trop souvent.
THOMAS
La frontière ?
VERONIKA
C'est ça. La frontière.
THOMAS
Asseyons-nous sur les marches... C'est froid.
VERONIKA
J'aurais bien besoin du vison de Fraü Uhde.
THOMAS
Viens près de moi.
(musique)
FRAU
UHDE(Elle chuchote)
... Ils ne l'ont pas encore fait... Ils ne s'entendent pas entre eux.
Alors, vous allez pouvoir dormir chez vous, ils vous croient loin. Mais
filez à l'aube: ils vont bien finir par venir la fouiller, cette
maison! Les Services Sociaux sont revenus poser des questions, à
Herr Liebermann, cette fois. Mais ça fait 50 ans qu'Herr Liebermann
ne dit plus rien aux Services Sociaux. Vous avez de la chance.
THOMAS
Liebermann ? Mais il nous a toujours détestés !
VERONIKA
Et ça t'étonne ? Herr Liebermann ne répond à
personne, il n'habite ni à l'Est, ni à l'Ouest, il survit
sur les os de sa famille...
(Ils se lèvent et descendent silencieusement)
FRAU
UHDE
Nous sommes en Allemagne, maintenant.
(Elle ouvre la porte)
VERONIKA
Et vous aurez un manteau allemand, sur vos épaules allemandes,
oui.
(Elle lui tend quelque chose. La porte se ferme).
(Musique)
THOMAS
Nous revoilà donc au point de départ.
VERONIKA
Sauf que nous n'allons plus nulle part. Nous sommes arrivés là
où nous voulions être: en privé.
THOMAS
Il fait froid... Bien entendu, le poêle est éteint... (va
au frigo, l'ouvre)
Tiens, Fraü Uhde s'est servie en schnaps, et elle a eu parfaitement
raison. Je ne voudrais pas voir un policier ivre, cela risquerait de saper
mes dernières convictions... Bière ?
Mais que fais-tu ?
VERONIKA
(ouvrant son poudrier)
Tu le vois : je me pomponne, je me fais belle. Tu ne trouves pas que je
suis belle ? J'aurais pourtant cru que tuer m'aurait fait vieillir
plus vite que ça, tu sais...
THOMAS
Non, je ne le sais pas. Tu le fait exprès. Cette fois, je ne te
laisserai pas faire, je ne te laisserai plus parler.
VERONIKA
Approche ton briquet, s'il te plait.
THOMAS
Ils risquent de voir la lueur.
VERONIKA
C'est pour cela que je te demande d'approcher la flamme. De toute façon,
Hagen sait où nous trouver. C'est son métier.
THOMAS
C'est ça que tu attends?
VERONIKA
Et que veux-tu attendre d'autre ? Hagen a été mon chef.
Maintenant, il me traquera sans relâche. Il sait tout de moi.
THOMAS
Tout ?
VERONIKA
Il en sait plus sur moi que trois
THOMAS réunis. Il en sait plus que moi. Et que t'importe ? Tu es
mon mari.
THOMAS
Je suis un mort, un mort qui t'aime.
VERONIKA
Nous sommes tous morts. Depuis notre naissance, nous sommes des morts.
Pas des morts en sursis, non. Nous ne savons tout simplement pas vivre.
On ne nous l'a jamais appris. Nous sommes des Uhde de carnaval, des pantins
de paille et de son. Nous rêvons stupidement de défroques
de cadavres pour nous déguiser en vivants...
THOMAS
Tu crois vraiment que je serais encore là, si j'étais un
mort ?
VERONIKA
Tu es là parce que tu n'as jamais été vivant, sauf
avec moi. Mais on ne peut pas vivre éternellement par procuration
: un jour arrive où il faut choisir.
THOMAS
Un jour, on ne sait plus qui on est. On ne sait plus qui on est parce
qu'on découvre qu'on ignore qui sont les autres.
VERONIKA
On découvre que tout a toujours été ce qu'on savait
qu'il était, au contraire. Et que rien n'a changé, que rien
ne changera jamais. On découvre qu'on n'a jamais cru autre chose.
THOMAS
Alors, pourquoi mentir ?
VERONIKA
Pour faire semblant, bien sûr. Que faire d'autre ? Attention, tu
vas te brûler les doigts.
THOMAS
Ne te maquille pas tout de suite.
VERONIKA
(elle rit)
Mais au contraire ! Qu'importe! Allez, venez, cher professeur, cher
danseur aux grands pieds... Je me suis faites belle pour vous, pour que
vous m'admiriez dans le noir...
THOMAS
Et Hagen n'aura rien.
VERONIKA (elle rit)
Sois-en certain. Que pourrait-il avoir ?
THOMAS (dans le noir)
Je ne sais pas.
(musique)
(
L'appartement. Dans le noir, on entend tinter des verres.)
THOMAS
Et ça, qu'est-ce que ça peut être donc ? De la bière
russe, ou du vin croate ? Sans la couleur... Ou alors un rhum bien baptisé
des frères cubains.
VERONIKA
Tu te trompes d'ironie.
THOMAS
Alors, ç'est le Gros Plant Nantais offert par l'Université
pour fêter l'anniversaire du Mur.
VERONIKA
Nantais ?
THOMAS
Nantes est une petite ville française. " Gros Plant ",
ça doit signifier " important, cher " : " très
important pied de vigne cher "...
VERONIKA
Ou " vulgaire ", plouc, en sommes... Je veux de ce vilain Nantais.
THOMAS
Parce que tu comprends aussi le français.
VERONIKA
Je ne comprend pas, je devine... Il suffit d'avoir vu le Doyen de l'Université
pour comprendre le français! Un rat, rien qu'un rat.
THOMAS
Ce n'est pas un rat, c'est un pauvre. Comme nous. Tous les allemands de
l'Est sont maintenant des pauvres.
VERONIKA
Je t'en prie, Thomas, pas toi...
THOMAS
Bientôt, tu vas rire. Si, si : le vin était dans un gros
bidon en plastique rouge, imitant le bois. Seulement, il nous a versé
ce qui en restait dans des bouteilles plastiques à la fin du cocktail!
VERONIKA
(riant)
Voilà! voilà d'où vient ce goût de plastique.
THOMAS
Tu vois, il n'est pas si rat, après tout.
VERONIKA
Non (elle rit encore). Où est donc
passé mon verre ? Redonne-moi de ce vin énormément
cher...
(Bruits divers. Versements de liquides. Sommiers)
(Un temps)
VERONIKA
Et combien nous reste t-il ?
THOMAS
Mille marks. Je n'ai rien dépensé, à part de quoi
payer deux cafés.
VERONIKA
Combien de vin ?
THOMAS
Rien, quasiment rien...
VERONIKA
Et combien de temps à vivre ?
THOMAS
Le temps qu'il faudra. Le temps qu'il nous faudra.
VERONIKA
Pour mourir.
THOMAS
Quelque chose comme ça, oui. Tu n'as jamais rêvé,
avant, d'une petite mort privée; privée comme à l'Ouest
?
VERONIKA
Privée de tout. Personne n'aime les mourants. Il y a juste des
gens qui font semblant. Et c'est heureux : aimer regarder la mort relève
d'une complaisance sordide !
Pourquoi jouer ce jeu ignoble ?
THOMAS
Par amour. Des gens le font par amour.
VERONIKA
Et ils sont là, tout autour, tassés comme des vautours sur
leur proie. c'est à qui tiendra la main du mourant; la main baguée,
bien entendu...
Parfois, les gens ne savent plus où aller. Leur horizon est bouché.
Ils ont attendu leur majorité, leur premier amour, leur premier
travail, leur première maison... puis la retraite. Ils ont fait
suffisamment d'enfants pour occuper leur temps, pour se donner des alibis.
Et, un jour, ils n'attendent plus rien.
THOMAS
Arrête, Veronika.
VERONIKA
Parce que tu penses encore à ça ? Tu pensais au bébé
?
THOMAS
Je pensais à toi.
VERONIKA
Je veux qu'on me laisse tranquille. Je veux qu'on respecte mon intimité.
Je n'ai de comptes à rendre à personne.
THOMAS
Tu n'as plus de comptes à rendre, non, et il n'y a plus personne
pour les recevoir.
VERONIKA
Ce n'est pas vrai. Tu es là. Tu me mens, et je me mens à
moi-même: c'est à toi que je veux rendre; tout rendre.
THOMAS
Même l'amour ?
VERONIKA
L'amour, tu peux le garder, je te le donne. Il n'y a pas d'intérêts
sur l'amour.
THOMAS
C'est une déclaration ?
VERONIKA
Peut-être.
THOMAS
Alors il ne me reste plus qu'à offrir mes mille marks à
Fraü Uhde.
(un temps)
THOMAS
Tu sais combien de temps on peut vivre, avec deux verres de Gros Plant ?
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