Ce matin,
je me regarde dans la glace et c’est fabuleux.
Ma taille est plus fine, ma peau est souple, mes traits sont raffermis.
J’ai l’œil brillant et les lèvres pleines
et roses.
Toutes les lèvres.
Mon Dieu : c’est comme si j’avais quelques années
de moins, d’un seul coup.
Je suis toute excitée.
Pourtant,
j’ai mal dormi ; ou, plutôt, je n’ai pas dormi
du tout.
J’étais trop agitée, trop émue.
Kevin m’a
dit « Je t’aime. Je te désire et je t’aime.
». Et je n’ai pas su exactement quoi répondre.
Mais j’ai senti tout à coup mon cœur battre
comme ça fait longtemps qu’il n’avait pas battu.
Et le sang a pulsé dans mes veines, à un point que
j’ai eu l’impression de décoller !
Mon Dieu :
ce n’est pas possible. C’est incroyable : Kevin m’aime
!
C’est
vrai que, sur le coup, je suis restée hébétée.
J’ai senti jusqu’au fond de moi, ô, un court
instant, mon vieux cœur s’alarmer, et toute ma peau
flétrie se rétracter de honte…
Moi.
Mais comment
pourrais-je accepter que Kevin me voit nue ?
Il avait déjà
ses mains sur mes épaules. Et ses yeux dans les miens.
J’ai rougi comme une Catherinette.
J’ai bafouillé quelques âneries et je me suis
enfuie !
Mais, ce matin,
quand je regarde l’image que me renvoie le miroir, j’y
crois.
Presque.
Je m’aperçois
que je tiens serré dans ma main…- depuis combien
de temps ?- mon téléphone, sur le cadran duquel
un numéro s’affiche.
Kevin a appelé. Je me rappelle.
De me voir quitter la boite en pleine nuit l’avait inquiété.
Mais j’ai prétexté l’émotion.
J’ai dit « Oui », je me souviens maintenant.
« Oui » à l’amour de Kevin !
Et c’est
sans doute ce qui m’a tenue éveillée. Je me
sens pourtant comme reposée. Je suis éclatante,
comme si j’avais 40 ans.
Au moins 5 ans de moins en une nuit. Je n’ose y croire :
le petit ventre a disparu, mes cheveux blancs paraissent noyés
dans la masse, et j’y vois comme avec des lunettes.
Et je me sens
reposée comme au sortir d’une longue nuit. J’ai
envie de courir partout.
L’idée que Kevin puisse me désirer malgré
les 25 ans qui nous séparent me galvanise.
Même si je ne suis pas certaine d’aimer Kevin : j’aime
ses 20 ans, et j’aime qu’il me dise « Je t’aime
».
Je n’ai
qu’à appuyer sur une touche pour le rappeler…
Mais ce n’est pas possible : j’ai 30 ans !
Je cherche en vain des cheveux blancs, que je ne retrouve plus.
J’ai l’impression que mon dos s’est redressé
; et ma poitrine pointe maintenant fièrement vers l’avant
comme la proue d’un navire.
Depuis un mois que je fréquente Kevin, je n’ai plus
peur de mon miroir. Chaque matin est une nouvelle surprise.
C’est comme si les mots d’amour me donnaient une seconde
jeunesse. Au saut du lit, après une nuit avec lui, c’est
en courant que je me précipite vers mon reflet.
Mais il ne me trahit pas.
Jour après
jour, Kevin me dit que je suis belle.
Et je le crois.
J’ai tellement besoin de le croire.
Et ça marche !
Je suis svelte, et j’ai de l’énergie pour deux.
Je suis toujours dans les dernières à quitter la
piste de danse. Au point que Kevin se plaint parfois qu’il
est épuisé, et qu’il ne nous reste plus beaucoup
de temps pour discuter, et nous promener main dans la main sous
les étoiles.
Mais je ne
suis toujours pas certaine d’aimer Kevin.
J’ai besoin de lui, j’ai besoin de sa présence,
et de sentir ses yeux énamourés se poser sur moi.
C’est très différent.
Et j’ai du mal à supporter sa conversation, dès
qu’elle devient sérieuse et ne parle plus d’amour.
D’ailleurs, je ne comprends pas tout ce qu’il dit.
Dès qu’il se lance dans l’évocation
de sa vie, de ses goûts et de ses amis, beaucoup de mots
de son vocabulaire m’échappent. Je ne reconnais rien
de ses jeux d’enfance.
Et, s’il parle de « marques », je suis perdue.
Ça
ne fait rien : je me surprends à envisager le mariage,
et des enfants, pourquoi pas ?
Quand je regarde
son grand corps lisse et rose, je crois m’apercevoir que
ma peau contre la sienne lui ressemble de plus en plus, et que
l’écart entre elles diminue à la vitesse grand
V.
Je ne sais pas si j’aime Kevin. Mais une chose est sûre
: ses mots d’amour me sont devenus indispensables.
Bien entendu : j’ai toute la vie devant moi.
D’ailleurs,
je ne suis plus si pressée de lui faire un bébé.
Malgré
ses allusions de plus en plus claires, et mon corps qui semble
décidément être exactement préparé
pour ça.
Mes règles sont redevenues abondantes et régulières
; exactement comme quand j’avais 20 ans. Mais je ne les
vis plus de la même manière. Au lieu de représenter
la contraintes, elles sont la preuve matérielle que mon
corps rajeunit et que mes hormones tournent à plein régime.
Ma peau est
souple et pleine.
Peut-être même un peu trop grasse, d’ailleurs.
C’est vrai que j’ai eu une adolescence avec une peau
grasse et luisante.
Mais je ne suis plus une adolescente : j’ai 20 ans.
Quand je dis
que je ne suis pas certaine d’aimer Kevin : c’est
que je me rends bien compte que j’en ai un besoin qui devient
viscéral. Mais je sais que c’est de sa peau dont
j’ai besoin, de sa jeunesse, et de son amour inconditionnel.
C’est
comme une drogue.
Chaque mot d’amour me dope.
Mais c’est une illusion, peut-être : en fait, c’est
plutôt que si, par nécessité, je dois passer
une nuit sans lui, alors je me sens si mal…
J’en
viens à douter d’éprouver du plaisir en sa
présence.
C’est son absence qui me meurtrit.
Comme si j’étais une accro à la cigarette,
qui continue de fumer uniquement pour se sentir juste bien, juste
pour éviter les affres de la privation.
Mon Dieu : je sens bien que Kevin s’éloigne de moi…
Peut-être qu’il a perçu ma réticence
à m’intéresser vraiment à ses projets,
à y participer…
J’ai juste besoin de ses yeux sur moi, de ses mots d’amour,
de sa chaleur. Finalement, le reste m’importe peu.
J’ai tellement besoin de sa force.
J’ai besoin de sentir ses grandes mains se poser sur moi.
Auprès de lui, je suis comme une enfant.
Dire que je l’ai trouvé si jeune autrefois !
Aujourd’hui, j’ai tellement besoin de sa force. J’ai
besoin de ses bras autour de ma taille, de sa puissance, de sa
maturité.
Je serais
prête à n’importe quoi pour qu’il me
regarde comme la première fois !
Mais voilà
qu’il me regarde : avec tendresse, oui, mais aussi avec
attention… Comme si je ne pouvais rien lui apporter.
Comme si j’étais juste une enfant dont il faut surveiller
les écarts, une écervelée.
Ou une ado de 15 ans.
Il ne parle plus de fonder une famille. On dirait qu’il
ne m’en croit pas capable…
Pourtant, quand il me parle, je l’écoute avec attention.
Je suis prête à tout. J’approuverais n’importe
quoi. J’épouse sa vision du monde. J’essaie
de lui ressembler. Je m’habille comme lui. Je marche comme
lui.
C’est
lui, le grand.
Maintenant,
je sais que j’ai besoin d’être aimée
comme d’autres de leur cigarette, leur bonbon, leur joint,
leur coke.
J’ai besoin de Kevin.
( Loin de lui, je n’ai plus de force. C’est comme
si ma vie s’arrêtait, comme si j’avais brusquement
cent ans, mille ans. Tout me fait mal. Je suis percluse comme
une vieille femme.)
Alors que
chaque mot de lui, chaque marque d’attention, fait couler
dans mes veines une vigueur nouvelle.
Je ne veux pas que ça s’arrête !
Je ne veux pas que ça s’arrête !
J’ai
l’impression d’avoir rétréci. Je nage
dans mes vêtements : on dirait que je porte ceux de mon
grand frère ! Pourtant, ces temps-ci, je me jette sur les
barres chocolatées et les glaces à la vanille. Tout
me paraît plus haut à atteindre ce matin.
Et tout me semble si compliqué !
J’ai
du mal à fixer mon attention.
J’ai
de plus en plus de mal à soutenir une conversation. Ma
voix devient aiguë et sans nuance. J’ai les gestes
gauches ; comme si tout mon corps m’échappait. J’ai
mal aux seins et l’impression de porter des valises autour
du cou.
A côté
de ça : j’ai une pêche d’enfer. Il faut
absolument que je coure partout. Kevin lui-même a du mal
à me suivre.
Dès
que je me lève le matin, je cours me mettre devant la glace.
Je me dandine de droite à gauche, j’imite les copines
de Kevin. Je surveille mon look.
Je ne veux pas le perdre.
Et je n’ai
plus mal nulle part depuis bien longtemps. Les bleus, même,
semblent désormais se refuser à marquer ma peau.
Mes genoux, par contre, sont égratignés comme ceux
d’une petite fille. Je commence à me cogner partout.
Ca me fait
penser que ça fait longtemps que ne n’ai pas rendu
visite à maman.
J’ai
tellement besoin de l’amour de Kevin que j’ai l’impression
que ça me rend bête. Je ne fais plus rien d’autre
que l’attendre. Et quand il est là, je reste à
le regarder.
Juste le savoir là me suffit.
Je dis oui à tout. Je vais où il veut. Il a toujours
raison.
Kevin, il
est grand et il est fort.
Je veux pas
être toute seule !
Le noir me fait peur. J’ai peur dans le noir.
J’ai peur de rester toute seule : Je crois toujours que
Kevin ne reviendra pas.
J’ai froid sans lui.
J’ai
froid sans toi.
Prends-moi dans tes bras, berce-moi, dis-moi que tu m’aimes.
Kevin !
Où tu es ?
Kevin !
Me laisse
pas, s’il te plait. Le temps est trop long sans toi. Je
t’aime tellement.
Dis : tu veux
bien me faire un câlin ?
Dis : tu me
coiffes ?
Plus debout.
Peux plus.
Juste regarder
le plafond.
L’ attendre.
J’ai
faim.
J’ai froid.
Parle plus.
Dodo.
Toute petite.
Dodo.
Dodo.
C’est
quoi ce grand trou noir ?
Pourquoi j’ai
une grosse tête ?
Pourquoi c’est
serré ?
La lumière
s’en va.
Rentrer dans
le noir.
Dodo.
Dodo.
Dodo.
Ici, il fait
chaud et j’entends tout le temps
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime.
À tous ceux qui m’ont fait faire le
voyage à l’envers
À mes amis de Payrignac
Souillac, le 10 mai 2005
Lauranne