Chant
J’allais
avoir vingt ans lorsque j’écrivais ce poème. Je
n’avais pas revu et ne devais pas revoir celle à qui je
m’adressais.
Mon projet était d’écrire un poème qui prolongerait
mes lectures de La Ralentie d’Henri Michaux et de Lettera
Amorosa de René Char. Je dois reconnaître qu’il
n’en reste plus de traces repérables.
Ce poème faisait partie d’un long recueil qui fut détruit,
avec beaucoup d’autres quand, dans moi-même, j’ai
voulu couper court au passé.
Depuis, j’ai maintes fois essayé de le retoucher pour me
le rendre acceptable. Finalement il apparaît ici dans son état
originel hormis quelques maladresses émendées.
Très récemment Christophe Mileschi l’a mis sur musique
et voix.
Il l’habite quand moi j’y suis toujours mon fantôme.
Tu n’es pas cette torche qu’on éteint avec l’ambre
des rêves
Je te touche au fond de mes bras et au bout du coude que fait la rivière
dans la nuit
Et le puits enjambe la fenêtre et se couvre d’ailes car
les nuits sont fraîches
Et tu enjambes la fenêtre couverte de flammes fraîches
Te voici venir
Elan de promesse
Sur les lèvres des mots
Amour qui passe la porte
Amour qui passe le cœur
Projection des pas sur les planches d’un pont
Semblance des forges embrasées
Comme une sirène qui aurait couché à la belle étoile
sur la clarté lunaire
Elan de couleurs Elan
Ton regard brûle chaque parole
Tes yeux trouent les oiseaux du sommeil
beaux raisins de l’oubli
grappes du fond du puits
sur mes mains de ramier blanc
Tu es la parole
La chute de lumière
Ailes étirées au saignement de l’empan journalier
des objets ternes
Tu es le corps de toutes mes paroles
tu es le paysage ouvert de mes larmes
tu es la lumière tiède sur mes mains de neige
Tu es ma forêt mon bois de page
ma rage de traverser océan et labour du dedans
Odeur de pomme nocturne
et de chair éternelle
odeur de songe et de gerbe
dans toute moisson humaine
Affirmation de la germination
Tu vis dans moi ma colombe incendiaire
Je suis né de ton visage entre l’ennui d’être
et l’imaginaire
Et je vis dans toi et renais
de ton souffle et renais
de tes mots et renais
sur tes lèvres
Et je deviens réel si tu vis
Et le poème boit le feu
Et touche ton corps
Et entre dans la forêt
Avec tes yeux cendrés
Cousus sur ma peau
Et le poème touche nos corps
de son ombre farouche
il ouvre nos mains à nos mains
il descend dans nos peurs
et poudroie notre sommeil
du désir de durer
Il n’est blessure de toi
Mais offrande par cette coupure d’absence
Du fond du chemin je te vois arriver
déjà je sens sur mes lèvres tes lèvres
déjà tes yeux me contiennent
déjà tes bras sur moi se referment
avec toutes tes feuilles qui me caressent
Ton corps est vaisseau pour l’inconnu
Désespère celui qui s’éloigne
avec ses mains sourdes
Je t’aurai espérée comme le bateau qui a coulé
dans la mémoire et dont on attend qu’il resurgisse pour
partir
Toujours tu resurgis
Parole dont je suis l’écho
ma parole de coups de cognée sous le ciel des revirements
Parole dont je suis l’ombre arrachée
Droite récemment nue
comme un vol de bulles
J’ouvre mes bras au feu
Sexe au trésor de pan de voix Foule dans la rue Précision
des encolures pour renverser l’Ordre Etabli
Je suis le feu entre tes bras jusqu’aux poussières-vertige
Portefaix du rêve
Portefaix du réel et du mystère
Pour une porte réelle
Miroir du feu
Miroir du nuage où s’écartèle ma raison
Miroir simple et multiple toi-même
Miroir entre les angoissantes cités de solitude
Ramène-moi à l’eau claire
Nous étions deux miroirs dans le courant pour un même soleil
Je te possède comme la rivière l’étincelle
d’oiseau
Tu es le silence de ma voix
Tu débordes
Tu es la parole qui ouvre
Celle qui me contient
Tu dors dans mes yeux dans ma mémoire dans mon haleine
Comme un soleil incontenable
Je te poursuis en année-lumière
Tu es
Ce nid d’images
Ce carreau d’orage
Tu es
Une girouette bleue dans une cage bleue
Te voici venir au carrefour des migrations
Dans l’embrasure des croisées de feuilles
Portant entre tes bras le pain du miracle
Tu guides les arbres dans le reflet des genêts
Sextant de mes chimères qui remonte le charbon à sommeil
de la soute d’espoir
Je te vois à travers la roue des mots qui tourne sur la page
Je te touche sous l’écorce des grilles sous les cris des
martinets sous la toiture du temps
Je traverse les douves de l’espace et t’atteins
Tu es
Tu es
La parole qui ouvre
Souillac le 28-31 juillet 1969.
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