Il
y a des textes, quoiqu'on en fasse, ils restent sublimes. Enfin,
" sublimes " est peut-être trop grand, trop énorme.
- Mais c'est ça, pourtant. Tu crois ? C'est parce qu'ils
sont si énormes qu'ils sont irréductibles. - Même
ces tout petits morceaux d'histoires, ces fragments de rien, ces
points de suspension ?... Surtout les points de suspension. - Alors,
pourquoi essayer de les combler ? Combler ? Les points de suspension!
Mais les points, ce n'est point rien. Un suspens, c'est comme le
crochet du boucher, il relie le plafond à la chair. - Tu
ne me parles pas, là, du point d'interrogation ? Je ne parle
de rien. C'est une double négation qui n'a pas lieu ici;
parce que c'est ce que tu crois être le rien qui m'intéresse.
Le rien c'est quelque chose. Parler de rien, c'est parler. Je parle
de rien. Un rien. Ces points de vide, qui sont si lourds de sens,
ça serait rien ? Allons donc. - Mais je n'ai rien dit de
tel. Personne.
- Pourtant, c'est ce qui est le plus irréductible : la ponctuation
d'un non-vide, mais invisible...
- Et ils restent beaux ? - Oui, surtout quand ils ne cherchent pas
à l'être. Ils brillent comme des trous noirs sur l'espace
du papier. Des trous d'épingle qui te font passer d'une face
à l'autre. - D'un espace à l'autre, c'est ça.
- Pas vraiment, et même pas du tout; je parlais d'espace plissé.
Encore ce rien ! En tout cas, l'espace reste le même. Tu auras
beau le plier, le froisser, le mettre en boule : il changera seulement
de dimension. - Du plat au volume, alors ? - Et bien, non, justement,
pas jusque là. Ils sont pourris de dimensions. Ces textes,
tu peux les raccommoder, les user, les désinfecter, les presser,
les étirer, les lisser, les amidonner de grammaire et d'orthographe,
les repasser, et les ranger, eh bien, ils auront toujours des trous.
Ces fameux points... Ces points de suspension, justement, qui tiennent
les murs alors qu'on pourrait les croire placés là
pour la décoration. - Ou, à l'inverse, pour retenir
les vieux chiffons.
- Tu n'as donc pas compris ? C'est dans les vieux chiffons qu'ils
naissent !
- On pourrait parler d'âme. - Mais je ne parle que de ça
: quelque chose d'irréductible...
- Parler d'âme, toi ?
- Justement. À force de la traquer, j'ai bien dû me
rendre à l'évidence; elle niche dans les trous. Alors,
j'ai voulu me saisir de ça, ce truc que je ne possède
pas, qui ne vaut rien, de toute façon. Ce n'est pas vraiment
du vol. Surtout si ça n'appartient à personne... Bon,
d'accord, ça habite forcément quelque part. Mais c'est
libre, ça n'a pas de propriétaire... Pas de maître
non plus...
- Tu exagères : ça s'apprivoise !
- Et il y a des mots qui nous font perdre notre temps, des pages
entièrement pleines de vrai vide, de gros vide tout propre,
tout plein de rien. On a beau les découdre, pour les repriser,
les ravauder : rien pour les accrocher. Rien où les accrocher.
Rien pour nous raccrocher. - Et même pas le rien ? - Et surtout
pas le rien. On y étouffe, on y manque d'air. Au mieux, on
les oublie; au pire, on s'y reconnaît. - Ce n'est pas rien.
- Si : dis-moi, qu'est-ce qu'ils pourraient m'apporter, mes mots
? Ils sont déjà sucés et resucés, mâchés.
Vomis. En plus, c'est très désagréable de les
retrouver ailleurs alors qu'on les croyait morts ! Voilà
: tu les écrases sous la dent, tu les broies, et tu en avales
le peu qu'ils ont de jus, et parfois, c'est très mauvais;
et puis tu les retrouves dans la bouche de quelqu'un d'autre, qui
te les recrache aux oreilles. Si encore on me crachait ce petit
morceau que je n'ai pas trouvé, un petit noyau pointu, une
écharde... Mais ça fait mal ! - Moins mal qu'une vérité
qui ne blesse pas. On a là, écrite en lettre de feu
cette épouvantable sentence : pas d'âme. Quelqu'un
d'autre aura pris tes mots, les aura pétris, malaxés,
triturés, et rien. Pas d'âme.
- Tout est bloqué, alors ?
- En tout cas, ces gros mots bouchent la voie.
- La voix ?
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