Lauranne
Peau Damnée
Part. 1
"Peau Damnée", sommaire

Les gros mots

Il y a des textes, quoiqu'on en fasse, ils restent sublimes. Enfin, " sublimes " est peut-être trop grand, trop énorme.
- Mais c'est ça, pourtant. Tu crois ? C'est parce qu'ils sont si énormes qu'ils sont irréductibles. - Même ces tout petits morceaux d'histoires, ces fragments de rien, ces points de suspension ?... Surtout les points de suspension. - Alors, pourquoi essayer de les combler ? Combler ? Les points de suspension! Mais les points, ce n'est point rien. Un suspens, c'est comme le crochet du boucher, il relie le plafond à la chair. - Tu ne me parles pas, là, du point d'interrogation ? Je ne parle de rien. C'est une double négation qui n'a pas lieu ici; parce que c'est ce que tu crois être le rien qui m'intéresse. Le rien c'est quelque chose. Parler de rien, c'est parler. Je parle de rien. Un rien. Ces points de vide, qui sont si lourds de sens, ça serait rien ? Allons donc. - Mais je n'ai rien dit de tel. Personne.
- Pourtant, c'est ce qui est le plus irréductible : la ponctuation d'un non-vide, mais invisible...


- Et ils restent beaux ? - Oui, surtout quand ils ne cherchent pas à l'être. Ils brillent comme des trous noirs sur l'espace du papier. Des trous d'épingle qui te font passer d'une face à l'autre. - D'un espace à l'autre, c'est ça. - Pas vraiment, et même pas du tout; je parlais d'espace plissé. Encore ce rien ! En tout cas, l'espace reste le même. Tu auras beau le plier, le froisser, le mettre en boule : il changera seulement de dimension. - Du plat au volume, alors ? - Et bien, non, justement, pas jusque là. Ils sont pourris de dimensions. Ces textes, tu peux les raccommoder, les user, les désinfecter, les presser, les étirer, les lisser, les amidonner de grammaire et d'orthographe, les repasser, et les ranger, eh bien, ils auront toujours des trous. Ces fameux points... Ces points de suspension, justement, qui tiennent les murs alors qu'on pourrait les croire placés là pour la décoration. - Ou, à l'inverse, pour retenir les vieux chiffons.
- Tu n'as donc pas compris ? C'est dans les vieux chiffons qu'ils naissent !


- On pourrait parler d'âme. - Mais je ne parle que de ça : quelque chose d'irréductible...
- Parler d'âme, toi ?
- Justement. À force de la traquer, j'ai bien dû me rendre à l'évidence; elle niche dans les trous. Alors, j'ai voulu me saisir de ça, ce truc que je ne possède pas, qui ne vaut rien, de toute façon. Ce n'est pas vraiment du vol. Surtout si ça n'appartient à personne... Bon, d'accord, ça habite forcément quelque part. Mais c'est libre, ça n'a pas de propriétaire... Pas de maître non plus...

- Tu exagères : ça s'apprivoise !


- Et il y a des mots qui nous font perdre notre temps, des pages entièrement pleines de vrai vide, de gros vide tout propre, tout plein de rien. On a beau les découdre, pour les repriser, les ravauder : rien pour les accrocher. Rien où les accrocher. Rien pour nous raccrocher. - Et même pas le rien ? - Et surtout pas le rien. On y étouffe, on y manque d'air. Au mieux, on les oublie; au pire, on s'y reconnaît. - Ce n'est pas rien. - Si : dis-moi, qu'est-ce qu'ils pourraient m'apporter, mes mots ? Ils sont déjà sucés et resucés, mâchés. Vomis. En plus, c'est très désagréable de les retrouver ailleurs alors qu'on les croyait morts ! Voilà : tu les écrases sous la dent, tu les broies, et tu en avales le peu qu'ils ont de jus, et parfois, c'est très mauvais; et puis tu les retrouves dans la bouche de quelqu'un d'autre, qui te les recrache aux oreilles. Si encore on me crachait ce petit morceau que je n'ai pas trouvé, un petit noyau pointu, une écharde... Mais ça fait mal ! - Moins mal qu'une vérité qui ne blesse pas. On a là, écrite en lettre de feu cette épouvantable sentence : pas d'âme. Quelqu'un d'autre aura pris tes mots, les aura pétris, malaxés, triturés, et rien. Pas d'âme.

- Tout est bloqué, alors ?
- En tout cas, ces gros mots bouchent la voie.
- La voix ?

"Les Marmots", partie 1
Sommaire