Les Marmots (2)
- " Voyez-vous ça : ça crée, ça,
madame ! "
Minuscule, si minuscule. Un ftus. Encore tout gluant de
s'être évadé de moi, aveugle, et le crâne
tout déformé, avec un énorme cordon autour
du cou, qui l'étouffait, bien entendu. La bouche pleine
de glaire... Alors ? J'ai coupé. " Tu es un être
autonome, une pure création de l'esprit : puisque tu
n'existes pas, grandis. " Avec de grands ciseaux. Une tournure
précieuse, un mot étranger, un point de vue superfétatoire,
une description impossible, ... clac, clac, au panier ! - Tu
ne parles pas d'amour... - Mais c'est après, seulement,
que, moi, je peux aimer. Quand c'est fini... On peut reconnaître...
On peut aimer.
- Et le courant est passé ?
- Un coup de foudre.
Il s'est soudain tenu debout tout seul. Un vrai. Un vrai texte
inventé. C'était fini. Il ne parlait pas par ma
bouche, ce n'était pas moi, c'était lui. Il m'a
regardé. Et il m'a vu. Il m'a regardé le regarder.
Oh, ne me regardes pas avec ces gros yeux ronds, cette bouche
en bouée !
- Et ça prouve quoi ? Que je suis une mère comme
une autre, même si on dit " un écrivain ".
Alors qu'il serait si simple, que ça n'écorche
nullement la bouche, ni la morphologie, de dire " une écrivaine
". - Un écrit vain... - Marres-toi, marraine. A
quoi joues-tu ? Si j'insiste, c'est parce que... Mais je serai
courte. Écourtée, je t'ai dit. D'ailleurs...
Alors, donc, je l'ai nommé, et j'ai laissé ma
trace, j'ai signé dessous, de mon nom à moi. Pour
ne pas le perdre totalement, pour ne pas le laisser s'en aller
tout démuni, dans la vie... Et de mon prénom aussi,
parce qu'il est plus moi que rien d'autre au monde. - Quoi donc
? - Mon texte. Mon prénom et mon texte. Enfin, je n'ai
pas vraiment signé dessous. Attend, c'est important !
Et ceux qui l'ont lu, ils ne savaient pas de qui c'était.
Tu vois que c'est important. Parce que tu ne liras pas de la
même façon. - Et ils ont lu comment ? - Ils
ne m'ont pas lu...- Ils n'ont pas lu ? - J'ai dit qu'ils ne
m'avaient pas lu. Ils ont lu quelqu'un d'autre ! Ils l'ont lu,
lui !
- Lui ?
- L'un d'eux m'a dit : " Je ne vous ai pas reconnu. On
pensait qu'il s'agissait d'un homme ".
- Qui ? - Mais lui, " l'écrivain " !!! Parce
que, vois-tu, mon personnage, qu'il ne faut pas confondre avec
ma créature, qui est le texte en entier, mon personnage
est un homme. J'avais trop bien réussit mon coup. J'ai
trop cherché une cohérence, une adéquation.
J'ai trop voulu prouver... " Ces mots, voyez-vous... cette
violence, cette grossièreté... Une écriture
bien masculine. " Comme si mon personnage, pas moi, le
personnage, celui engendré par la créature, comme
s'il avait jamais pu écrire quoi que ce soit ! Comme
si les mots existaient vraiment... J'ai été trop
loin, je me suis dépassée, perdue de vue. D'un
seul coup, je me suis retrouvée encore plus nue qu'avant,
sans identité, sans sexe. Je ne ressemblais plus à
personne, même pas à moi. Mes mots s'étaient
sauvés trop loin. Ils m'avaient reniée. J'avais
cru créer, et je n'étais qu'un corps phagocyté.
Exactement comme une femme enceinte qui ne fait que servir un
parasite alors qu'elle croit encore, et elle le croira longtemps,
il y a des chances, malgré ce que les scientifiques pourront
lui dire; alors, donc, qu'elle croit le développer !
- Une peau ?
- Vidée, oui. Je n'ai pas su garder... Elle s'est enfuie
de moi, une fois de plus. Je suis ?
Une peau d'âme.